Encre de Chine, 21 cm x 29,7 cm 2014
Enfant j’aimais déjà les chansons. Dans ma famille, d’ailleurs, on chantait beaucoup. En fin de repas dominical mon grand-père attaquait au débotté La ratatouille en picard ou La sérénade de la purée. Ma grand-mère suivait avec La chanson des blés d’or et Les montagnards que la tablée reprenait en chœur. Comme tout le monde je donnais de la voix, porté par le plaisir de vibrer à l’unisson d’une famille qui était tout mon horizon. Un oncle musicien prenait la tierce, un cousin sortait son harmonica, un autre allait chercher son accordéon. Les vieux se rasseyaient. Leurs enfants chantaient Si tu t’appelles Mélancolie ou Faut pas pleurer comme ça. Ma mère poussait dans les grandes occasions Le petit bois de Trousse-Chemise ou tu t’laisses aller. Les dimanches en Picardie passaient, pleins, sonores, serrés autour d’une table, dans la fumée des cigarettes et des pleins verres de cidre pur-jus vidés d’un trait.
Les dimanches passaient, mon enfance avec…
J’ai cru, à l’adolescence, devoir mépriser ces chansons d’un autre âge. Il me fallait, les dimanches où je condescendais à suivre mes parents dans ces repas interminables, me forcer un peu pour retrouver mes enthousiasmes de chanteurs. Cependant, à l’abri du regard des copains, étourdis par l’alcool de pomme, je finissais par beugler avec la tribu, non sans un peu de regrets d’être si facile à retourner.
En semaine j’écoutais des 45 tours de Johnny sur un combi tourne-disque-lecteur de musicassettes dernier cri. Seul dans ma chambre mansardée je rêvais sur la pochette d’À tout casser où l’on voyait mon idole sur une moto entouré d’une bande d’affreux-jojo. Je ne savais pas encore qu’il s’agissait d’une resucée de L’équipée sauvage, ni que Johnny, soumis à ses modèles, se donnait beaucoup de mal pour leur ressembler sans jamais y parvenir. Grâce à ce Hells Angel de papier carbone je me sentais en totale rébellion. J’avais tort. On couvait d’un œil tendre mon idolâtrie et l’on pensait avec indulgence qu’« il faut bien que jeunesse se passe… » On devinait mieux que moi à quel point le franco-belge n’était pas plus menaçant que la bd du même nom.
C’est au lycée que j’ai découvert George Brassens. J’en avais entendu parler auparavant, bien sûr, mais on lui avait depuis longtemps réglé son compte. Le jugement maternel avait été définitif. Il portait son costard : Il marmonnait dans sa moustache, sa musique c’était « toujours pareil ». Elle prétendait même qu’il chantait faux.
Un 33 tours est tombé entre mes mains. La Chasse aux Papillons, Le gorille, Le parapluie me sont entrés dans la tête pour ne plus jamais en ressortir. Je me suis mis à l’écouter passionément, le chantonner, le réciter. Je me souviens de mon éblouissement devant la subtilité des rimes toujours riches de ses vers ajustés avec un soin d’ébéniste. J’ai exploré sa discographie, approché, lu, appris les poètes qu’il chantait, suis tombé en amour pour Verlaine.
Do, mi, sol, mi, fa, tout ce monde va…
Le timbre de sa voix était doux comme le bois veiné des vieux meubles lustrés qu’on caresse, vibrant comme la chaude couleur des guitares en construction des pochettes, amusé ou profond comme le charme même. La forme poétique, qui semble de loin un corset étouffant, lui permettait de composer des vers malicieux, pudiques, ironiques, impertinents, tendres et gaulois.
Tandis que certains pleuraient des Madeleine qui n’arrivaient pas (Tiens ! on doit fermer chez Eugène…) que d’autres, malaaaades, buvaient toutes les nuits, tous les whiskys, lui évoquait sans emphase un flux lacrymal qui faisait la quinzaine. J’appréciais la différence et choisissais mon camp, celui du moindre mal, de l’économie des moyens, de la rigueur, de l’intensité alliée à la sobriété…
Plutôt prendre les coups d’un air blagueur, même si en cachette dans mon cœur, la peine est bien profonde.
Des pleines bouches de mots crus tout à fait incongrus.
Un répertoire connu par cœur.
Des chansons que je chantonne ou que je me récite quand la vie traine en longueur.
Une délicatesse qui ne s’use pas.
Supplique pour être enterré à la plage de Sète
La sérénade de la purée