‣ Rubrique : Soluto
Ernest Boubouroche…
Crayon papier, 15 cm x 21 cm, février 2019
(…)
Le monsieur reprit :
– Monsieur, nous ne vivons plus aux temps qu’a illustrés la Tour de Nesles, où l’épaisseur des murailles étouffait les cris des victimes. Les siècles ont marché, les hommes ont produit… A cette heure, nous habitons des immeubles bâtis de plâtre et de papier mâché. L’écho des petits scandales d’au-dessus, d’au-dessous, d’à-côté, en suinte à travers les murs, ni plus ni moins qu’à travers de simples gilets de flanelle. Depuis huit ans j’ai pour voisine de palier cette personne que, naïvement, vous ne craignez pas d’appeler votre «amie». Depuis huit ans, invisible auditeur, je prends, à travers la cloison qui sépare nos deux logements, ma part de vos vicissitudes amoureuses… accompagnées de plusieurs autres. Depuis huit ans je vous entends aller et venir, rire, causer, chanter le Forgeron de la Paix avec cette belle fausseté de voix qui est l’indice des consciences calmes, frotter le parquet, remonter la pendule et vous plaindre, non sans aigreur, de la cherté du poisson : car vous êtes homme de ménage et volontiers vous faites votre marché vous-même. C’est exact ?
– Rigoureusement, dut reconnaître Boubouroche.
Le vieillard eut un mince sourire, but un peu de bière et poursuivit :
– Depuis huit ans, je m’associe… – homo sum et caetera, – à vos joies et à vos misères, compatissant à celles-ci et applaudissant à celles-là, admirant l’égalité de votre humeur dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, partageant vos muets étonnements quand on vous reproche (tel hier encore), d’être ivre à huit heures du matin, c’est-à-dire au saut du lit, et admirant la grandeur d’âme qui vous porte à ne pas rouer de coups de canne votre «amie» chaque fois qu’elle l’a méritée. Eh ! bien… – Ici je réclame de votre part un redoublement d’attention : ce qu’il me reste à vous révéler est en effet du plus haut intérêt, -… Eh ! bien, dis-je, de ces huit ans, pas un jour ne s’est écoulé qui n’ait été pour votre «amie» l’occasion d’une petite canaillerie nouvelle ; pas un soir vous ne vous êtes couché qu’excellemment jobardé et cocufié comme il convient ; pas une fois vous ne franchîtes le seuil du modeste logement payé de vos écus, où s’abritent vos plus chers espoirs, qu’un homme – vous entendez bien ? – n’y fût caché.
Boubouroche bondit :
– Un homme !
– Oui, un homme.
– Quel homme ?
– Un homme, expliqua le monsieur, de qui j’entends, avant vos arrivées, la voix,et, après vos départs, les rires.
COURTELINE, Georges Moineaux dit Georges (1858-1929) : Boubouroche, nouvelle (1892).
En s’armant, un peu, aussi, peut-être…
Huile sur panneau, base acrylique, 50 x 70 cm, mars 2019
Noir d’ivoire, blanc de Titane, ocre jaune, rouge cadmium moyen ( et une pointe de céruléum) Palette Zorn
On s’aime
On s’aime, on se ment.
On s’aime en serment.
On s’aime en s’aimant.
On s’aime en sarment.
On s’aime en semant.
Ensemencement.
Paul Fort
Pigments, huile et sentiments au couteau à palette…
Huile sur toile, 40 x 40 cm, mars 2019
Nous ne sommes pas libres (…) de séparer le corps de l’âme, comme fait le peuple, et nous sommes moins libres encore de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, — il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement.
Nietzsche, Le gai savoir, préface…
S’efforcer, c’est appéter. Se relâcher, c’est sensualité…
Huile sur panneau, base acrylique, 60 x 80 cm, mars 2019
La vie humaine peut être comparée à une course, et quoique la comparaison ne soit pas juste à tous égards, elle suffit pour nous remettre sous les yeux toutes les passions dont nous venons de parler. Mais nous devons supposer que dans cette course on n’a d’autre but et d’autre récompense que de devancer ses concurrents. S’efforcer, c’est appéter ou désirer. Se relâcher, c’est sensualité. Regarder ceux qui sont en arrière, c’est gloire. Regarder ceux qui précèdent, c’est humilité. Perdre du terrain en regardant en arrière, c’est vaine gloire. Être retenu, c’est haine. Retourner sur ses pas, c’est repentir. Être en haleine, c’est espérance. Être excédé, c’est désespoir. Tâcher d’atteindre celui qui précède, c’est émulation. Le supplanter ou le renverser, c’est envie. Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c’est courage. Franchir un obstacle soudain, c’est colère. Franchir avec aisance, c’est grandeur d’âme. Perdre du terrain par de petits obstacles, c’est pusillanimité. Tomber subitement, c’est disposition à pleurer. Voir tomber un autre, c’est disposition à rire. Voir surpasser quelqu’un contre notre gré, c’est pitié. Voir gagner le devant à celui que nous n’aimons pas, c’est indignation. Serrer de près quelqu’un, c’est amour. Pousser en avant celui qu’on serre, c’est charité. Se blesser par trop de précipitation, c’est honte. Être continuellement devancé, c’est malheur. Surpasser continuellement celui qui précédait, c’est félicité. Abandonner la course, c’est mourir.
Thomas Hobbes, De la nature humaine, Chapitre IX