Gobelet n°2

il y a 20 ans

Pour eux mon temps ne compte pas. La secrétaire m’a renvoyé à mon bureau et m’a signalé qu’elle me préviendrait de leur arrivée. Évidemment ils avaient trois quarts d’heure de retard. Ils ont toujours trois quarts d’heure de retard. J’ai relu mes notes, j’ai tortillé quelques trombones, j’ai pris connaissance des derniers mails. Je suis retourné aux toilettes. Enfin la secrétaire a appelé. J’ai pris plutôt les escaliers et j’ai vu qu’on avait changé le panneau du plan d’évacuation du bâtiment. Accréditation oblige. Elle m’a mené jusqu’au salon du directeur. Ils étaient là tous les trois et le gars de la DRH  avait par avance dégrafé son col. Son nœud de cravate était mesquin. Ils prenaient un café dans des tasses de porcelaine blanche. Un sucrier art déco contenait des petits pavés de sucre roux. J’ai déballé ma salade, motivé des créations de budgets pour des postes intermédiaires, suggéré des redéploiements. Tous les six mois on me fait le même coup. Tous les six mois, comme à d’autres, on me fait plancher sur des projets hautement hypothétiques. J’obtempère docilement et je leur ponds des écrits  comme on fait des cocktails ; avec une dose de ci, trois doses de ça et une pincée de trucmuche.… Ils m’ont écouté sans rien dire, assez distraitement d’ailleurs. A un moment le principal du département m’a demandé si je voulais moi aussi un café. J’ai dit oui parce que j’en avais terriblement envie. Il en a commandé un par téléphone à la secrétaire.

Elle l’a amené en moins d’une minute, sur un petit plateau, dans un gobelet, avec un sucre emballé et une cuiller en plastique.  Je l’ai bu rapidement et j’ai écrasé doucement le gobelet. Ils m’ont encore posé deux ou trois questions, celles précisément que j’attendais, puis ils m’ont remercié.

Quand je suis ressorti de là, j’avais à nouveau cette douleur à l’épaule qui sait si bien ruiner mes week-ends.

Gobelet…

il y a 20 ans

Poste à essence, vingt-trois heures, mauvais jus, long, non sucré, un euro cinquante. Deux essais. Le premier j’assiste, impuissant, au filet baveux qui s’écoule sur le flanc du gobelet qui s’est installé de traviole… En voulant le redresser je me brûle les doigts. A la caisse la fille ne discute pas et me suit sans un mot. Elle ouvre la bécane, recale les gobelets, met elle-même les deux pièces. Cette fois ça coule droit, ça crépite même un peu. C’est brun, c’est jaune, c’est crémeux.
Je siffle ce truc, qu’on ne peut décemment pas appeler un café, en regardant par la baie vitrée les voitures qui passent au loin sur l’autoroute. On est en décembre, Noël approche, je n’ai encore rien acheté pour gâter ceux qui me sont proches… J’écrase le gobelet doucement en faisant attention au craquement qu’il produit.  En retournant à la voiture je vois la douane sur le parking. Je n’ai rien à cacher mais je ne voudrais pas qu’ils fouillent la voiture, enfin pas ce soir… Non, surtout pas ce soir…

C’est lavabo, troisième porte, au fond du…

il y a 20 ans

Couloir, lavabo, tu voudrais que ça débouche sur quoi?

Ce soir je me souviens du "Play Blessures"
De la mansarde rue Jean-Jacques Rousseau
Du cosy-corner, du couvre-lit chenille jaune,
Des craven A  et des Gitanes fumées à la fenêtre
D’une paire de bottes Go-West à talons hauts
Des dessins de Jean Solé et de Gotlib dans Pilote,
De l’odeur du linoléum de la salle d’eau
De la première lecture de Pierrot mon ami
Et aussi de celles des Ritals et des Russkoff
De mon magnétophone à cassettes Telefunken en formica

Ce soir je m’autorise à penser au  "Play Blessures"
 car ma journée a été infiniment douce…

Jean Rustin…

il y a 20 ans


Certes, Jeannot l’a peint (le corps christique…) Euh pardon…

Des fois, je suis vache (hélas)… Voici ce que j’écrivais à une amie il y a quelques mois à propos de Jean Rustin… Je pense toujours la même chose. Pourtant il est évident qu’il est l’un des plus grands…

  J’ai beaucoup aimé Rustin. Je connais ce travail depuis très longtemps… Maintenant mon intérêt n’est plus aussi vif. Je n’ai rien contre l’obscène s’il est fondé, chez Rustin il est devenu systématique… il est à l’opposé du porno chic. Il en montre l’image inversée. Sa notoriété n’a pas joué en sa faveur. En surexposant cette œuvre, en la démultipliant, elle s’est banalisée pour finalement perdre sa charge subversive. Je préférais le temps où je le rangeais secrètement aux côtés de Molinier ou de Trouille, quand il était difficile d’en parler, quand l’évoquer supposait un effort… Maintenant il me semble que c’est fabriqué pour épater le bourgeois… Dans les années 80, ses toiles aux variations infinies provoquaient de la confusion, du trouble, de la hargne. Maintenant elles s’installent dans la répétition.

C’est une œuvre chronicisée, qui se ressasse, se vide. Vous me direz qu’il reste la peinture, magistrale mais sans surprise. Manet en peignant ses dernières fleurs (je parle de Manet car parfois l’on compare sa peinture à la sienne… faut pas être tout à fait au point…mais qu’importe…)  a su rester vif et foudroyant. Picasso, jusqu’au bout, s’est regardé en face (les derniers autoportraits dessinés, sublimes…) Le vieux Rustin, lui, n’est plus obsédé, ou obsédant, il est devenu obsessionnel… Dommage…