
Terre de Sienne brûlée, bleu de cæruleum, jaune de Naples clair, blanc de zinc…
Dans le double godet à palette je verse à gauche une cuiller d’essence et à droite une lichée de sauce maison. J’ordonne les masses, vite, et je place d’emblée les yeux sous le grand front. Je pose les ombres, d’abord les ombres. Grises, bleues, froides pour ne pas peser. Je ne soigne pas ma touche et frotte le pinceau le moins docile sur la toile qu’un premier coup de chiffon, chargé de titane et de brun, a graissé. Je brosse maigre dans le grain serré du lin. La pensée suspendue, je laisse ma main, mon œil, forcer des correspondances intimes, secrètes.
Je me confie, sans y croire, au hasard.
Je vois comme au spectacle le portrait qui émerge et s’installe face à moi. Je cille souvent devant celui qui durcit peu à peu son regard.
D’ordinaire je lutte d’abandon pour saisir une ressemblance. Je m’acharne tendrement, par des biais, des astuces, des calculs, à retrouver un air familier. C’est toujours de peu que je rate l’impeccable. Pour ne rien boucher, pour ne pas salir, pour ne pas gâcher je me convaincs de suspendre le geste. L’outil plonge dans son pincelier avant la fin.
Pour ce portrait rien de tel puisque je ne m’étais assigné aucune tâche de ce genre. Ne rien conquérir, peindre pour peindre, non pour dépeindre mais pour se déprendre. Vacance de l’âme à l’atelier. Plaisir du chant des couleurs.
Pourtant, pendant la minute de relâche, j’ai vu apparaître à travers la vapeur d’une tasse de thé brûlant le portrait de mon père enfant. Mon regard en a été immédiatement modifié. Je n’ai plus pu considérer pour eux-mêmes les artifices, tons, valeurs, masses, mis en œuvre. Cette ressemblance frappait obstinément à la toile, s’y invitait, s’imposait fermement, brouillant le pur travail de peinture auquel j’avais cru m’adonner.
Je me revois enfant, allongé sur mon cosy-corner, tournant les pages d’un album en maroquin. Réminiscences photographiques… Là, mon père est contre un mur, sérieux, le cheveu blond cranté, le regard clair, en habits de dimanche, veste droite et culotte courte. Il a sept ans, huit ans tout au plus. Plus loin il est avec ses sœurs qu’il dépasse de deux têtes. Derrière eux on voit des piquets de clôture couchés, un herbage, une ânesse et ma grand-mère avec un seau. Ailleurs il tremble sur un gros cheval de labour monté à cru. Il se cramponne aux crins le temps de la photo.
Partout le même regard pénétrant, le même sérieux, la même présence déposée malgré moi sur la toile.
Par je ne sais quelle fantaisie inconsciente, proche de l’acte manqué sans doute, je l’ai convié à l’atelier. Il est pris dans les mâchoires du chevalet. Ses yeux gris-bleus plongent dans les miens, m’examinent prudemment. Nous voilà nez à nez.
Ceux qu’on porte sont prompts à surgir malgré nous. Souvent ils parlent par notre bouche, se glissent dans nos gestes, se mélangent à nous. Nous ne reculons devant rien pour qu’ils manifestent leur ubiquité ou pour qu’ils se survivent.
Et c’est en méconnaissance de cause qu’ils se ressemblent si bien.