La mer longée jusqu’à-Sainte A, la grille, la cloche et les trois marches du perron. La porte gris perle, la salle d’attente comme un refuge. Treize années de rendez-vous. Toujours le jeudi, toujours à dix-sept heures et vingt-cinq minutes, exceptés six semaines dans l’année, deux l’hiver, quatre l’été. Mes rendez-vous manquants calés sur ses congés. Le distributeur de la Société Générale de la place des Halles, les billets retirés, pliés, glissés dans la poche arrière droite de mon jean, bientôt dans sa paume. Colère, reconnaissance, c’était selon. Ses ongles vernis repliés sur mes heures de travail devenues abstraites.
Salle d’attente donc. Papier peint bleu pastel, fauteuil unique, en rotin, défraichi. Au mur, à gauche, un poster alignait des dessins de nœuds marins, à droite une petite vitrine présentait, épinglés, ces mêmes nœuds fabriqués en cordelette. Chacun d’entre eux était souligné d’une étiquette avec un nom (nœud de vache, nœud de galère, nœud de Carrick, nœud de cul-de-porc, nœud de tête-de-Maure… Je me souviens de presque tous…). Par terre traînaient des livres pour enfants.
Elle venait me chercher, un élastique ou un bout de ficelle en main. Avec à chaque fois le même sourire, la même sollicitude et une même distance. Je m’allongeais sur le divan damassé, rouge et or, après avoir retiré mes chaussures et mes chaussettes car j’ai toujours aimé avoir les pieds nus.
Parler. Etre dans sa parole. L’habiter enfin.
Des mots, des mots perdus, éperdus, insensés. Des phrases mortes, dites par d’autres, déposées dans ma bouche. Des étrangetés moisies qui ne me ressemblent pas. Le vertige des failles entrevues. Des rêves dévidés. Des bribes mal couturées. Ses interventions, toutes vécues sur le mode de la violence et du doute. Que sait-elle que je ne sache ? Que tais-je qu’elle contienne encore mieux que moi ? Mais aussi ses gros sabots, toute sa morgue, ses poses (le feulement de ses collants quand elle croisait ou décroisait les jambes derrière moi) et sa suffisance. Sa traque. Ses tentatives de levée de pensées prétendument incestueuses, mes hypothétiques pulsions meurtrières. Mes ricanements.
Flash. Un jour je me redresse sur le divan, me retourne vers elle, mets mes mains grandes ouvertes en renfort de mes oreilles et, saisi d’une inspiration, lui fais le lapin de Chantal Goya en la regardant droit dans les yeux. Pour voir, donc. « Vous ne pouviez pas ne pas le faire. » Sans doute.
Assez joué. Raccourcissement du temps des séances et augmentation de leur coût. Pour que « je me mette au travail »… J’aurais dû rire. Mais mon assujettissement, mes allégeances… Mon investissement et mon énergie me privaient de tout esprit critique. Les séminaires, les lectures impossibles, la théologie lacanienne et l’angoisse, obstinément là… Mon addiction aux séances, ma soumission, la montée en puissance du dégoût. La souffrance de l’emprise.
Me reviennent deux anecdotes qui se répondent. La première en début de cure. Je lui offre le journal de Michel Leiris. « Ici on ne s’attire pas de bonnes grâces par des offrandes » me dit-elle. Elle refuse même de toucher le paquet cadeau que j’avais fait faire à la Galerne et ne saura jamais ce que je lui destinais. C’était bien répondu. Douze ans plus tard je me trompe dans le paiement d’une séance. Un billet de cinquante euros s’est glissé dans les billets de vingt. « Vous vous trompez d’endroit! Ici le « petit cadeau » n’est pas de mise » Elle est risible. Enfin risible! Je veux finir la cure. « C’est dommage, ça commençait à bouger… » me dira-t-elle.
Dernière séance. Je me fais plaisir. Je m’approche d’elle et je l’embrasse. « Oh ! s’écrie-t-elle, un réel » Elle ne recule pas.
C’était il y a longtemps. Tout ça me parait bien loin, confus comme un songe. Je ne comprends plus rien à mes peurs passées, à toute cette servitude volontaire. Aperçu récemment sur la promenade de la plage je suis allé au devant d’elle en souriant. C’était la première fois que je la revoyais. Elle, qui me semblait naguère hors du temps, m’a paru vieille et définitivement sortie du champ du désir. Nous avons parlé un peu. J’ai voulu savoir si je pouvais dessiner et écrire sur la cure. Elle m’a répondu avec indifférence que je l’avais payée et qu’elle m’appartenait. Son désengagement m’a contrarié. Par une curieuse association je me suis alors demandé si elle avait gardé sa passion pour les nœuds. En tout cas, elle en avait toujours la tête… Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire…
Si elle avait pu entendre mes pensées, comme je l’ai cru parfois, elle n’aurait pas manqué de me reprendre :« c’est pourtant bien ce que vous vous êtes dit… n’est-ce-pas ?…»
La retraite à vingt ans, c’était pas mal aussi, comme concept.
En mai 68, on avait la revendication lyrique et pleine de souffle. On rêvait en panoramique.
La seule chose que l’on puisse se dire, c’est qu’on a connu la plage sous les pavés, une espèce de parenthèse unique dans l’histoire, éphémère comme une étoile filante, et enchantée comme toute parenthèse digne de ce nom. Tout le monde ne peut pas s’en vanter… Même si je n’avais que huit ans, je m’en souviens comme d’un rêve.
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Mes souvenirs de mai 68 sont autrement plus basiques. J’allais le matin à l’école et j’en revenais, tout joyeux, quelques minutes après. Il n’y avait pas classe et le soleil était plus brûlant qu’aujourd’hui… Les slogans morts se ramassent à la pelle… Quand reverrons-nous les « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », les « Cache-toi objet », les « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » et les (Tchi cheu bang !…) « Ni dieu, ni maître » ?
Nevermore… On ne veut plus de politichiens, on veut des poètes ! A bientôt Célestine !
On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste qu’il disait Gébé.
Pour le moment, on marche…
Et pendant qu’on marche ils continuent de nous faire les fouilles… On parle de 10% d’inflation… C’est peut-être pas triste mais c’est à pleurer.
Je n’en démords plus : Vive l’Entropie (Le Grand Bazar comme disait Dany le Rouge avant qu’il ne devienne consternant) !
Au plaisir Florent, c’est toujours un plaisir de vous savoir passant par ici.