Le plombier et la péronnelle…

il y a 18 ans

 

Nul ne sait où il a levé cette péronnelle. On le disait inconsolable après la mort de maman. Tiens, tu parles… Six mois plus tard il cavalait les thés dansants de tous les casinos de la Côte. Non mais quelle honte ! Il fallait le voir avec ses cheveux saturés de teinture noire, son tout nouveau dentier, son haleine mentholée et son cabriolet japonais. Ma femme l’appelait le veuf joyeux ! Ah, elle s’y entend sa pimbêche pour écosser son pognon ; restaurants gastronomiques, voyages aux Baléares, thalassothérapie… Toujours le pied levé…Et les toilettes ! Que du coûteux bien trop luxueux pour les mains calleuses de mon pauvre père. Tu vas filer mes collants dit-elle quand il lui caresse le genou avec un sourire niais…A son age… Ah là là…Lui qui s’est dévoué une vie entière à sa petite entreprise de plomberie, le voir croquer tout ce capital patiemment acquis avec maman à la caisse, ça nous fait mal. Il faut maintenant qu’on lui pose un pacemaker. « Pour tenir les cadences » dit-il en riant. C’est dégoûtant toute cette libido ranimée qui lui frise l’œil. Ma femme ne supporte plus tout ça.  Elle est en rogne après moi comme si j’y pouvais quelque chose. Elle doit me couver une dépression nerveuse. Pff, il ne manquerait plus que ça…

 


Ah ce sacré Gérard…

il y a 18 ans

Lui je le voyais dans un  PMU, près de la place d’Italie, le dimanche matin. Il choisissait ses canassons avec un jaune pour l’inspiration et une gitane sans filtre entre ses doigts jaunis. Souvent on trinquait ensemble. Un jour d’hiver de 1979 il a ramassé le méga gros lot. … Ni une, ni deux, il a plaqué son boulot de vendeur de frigos chez Darty Réal, ainsi que sa femme et ses deux enfants. Il s’est tiré on sait pas où. On disait qu’il avait enfin réalisé son rêve.
Il y en a, parait-il, qui bouffent tout en moins de deux et qui reviennent penauds. Je n’en sais rien, mais lui, ce sacré Gégé, on l’a jamais revu…

Mais la pauvre Hélène…

il y a 18 ans

…était comme une âme en peine. Au lycée les garçons ne l’avaient pas vue. Ni pendant ses années d’université d’ailleurs. Elle était allée à quelques fêtes mais n’y avait jamais trouvé sa place. Elle avait fait des voyages de groupe avec des associations versées dans le culturel. Elle connaissait par coeur la Grèce et l’histoire de la renaissance italienne, mais pas les grecs, ni les italiens. Eux non plus ne l’avaient pas vue. Quand son chat est mort elle n’a pas cherché à le remplacer. Elle l’avait beaucoup aimé mais elle disait que ce petit animal était aussi une contrainte. Qu’elle était mieux seule. Elle avait renoncé à rencontrer un homme et n’en était pas triste. Maintenant, le mercredi matin, elle allait dans les quartiers donner un coup de main aux gens de la banque alimentaire. Finalement, pour tout le monde, c’était mieux comme ça.

Miss Labrèze…

il y a 18 ans

Miss Madeleine Labrèze

L’école des garçons, la veille des vacances d’été. Il pense que ça devait être en 1967. En est-il sûr ? Il répond que oui, presque. Et alors ? Veut-il bien dire ce qui s’est passé en cette fin d’année ? Veut-il bien préciser un peu ? Il croit qu’il peut. Il faut lui arracher les mots avec un chausse-pied à celui-là! Bernardin contient son agacement. Il met les mains à plat sur le bureau, sourit et croit mêler à son sourire beaucoup d’empathie. En lui-même il pense : « va-t-il le cracher son secret à deux balles… »  Il sourit encore, un peu plus fort, un peu plus mal. L’autre lève enfin la tête et, pas plus embarrassé que ça, se met à raconter :

  — C’était la fin de l’année. De ma première année de grande école. Plus question de travailler. A l’époque il y avait une chanson qui faisait « au feu les cahiers… » Comme c’était l’usage, la veille des vacances, nous faisions des jeux dans la classe. La maîtresse, madame Labrèze (Ben oui, c’était son nom, et nous ne nous privions pas de faire de vilains jeux de mots) en avait trouvé un chouette. Un élève au tableau avait les yeux  bandés et un autre se mettait en face. Il fallait qu’il retrouve le nom du copain en le touchant. Pas un mot ne devait être échangé. L’un d’entre nous était particulièrement fort à ce jeu. En fait, nous avions compris qu’il trouvait facilement le nom de son camarade parce qu’il suivait à l’oreille son cheminement à travers la classe, ce qui lui permettait déjà de se faire une idée assez précise de qui il avait en face de lui, en fonction du coin d’où il venait. Et nous avions beau faire de grands efforts de discrétion il devinait toujours de quel pupitre nous arrivions. Quand ce fut à mon tour d’aller en face de lui madame Labrèze mit un doigt sur ses lèvres et me fit signe de ne pas bouger. Elle se déchaussa et vint me chercher, souple et silencieuse comme une chatte. Elle me prit très délicatement dans ses jolis bras nus et me serra contre elle. Nous fîmes un long tour dans la classe, tournant autour des tables pour que le copain aux yeux bandés soit perdu dans ses recherches auditives. Ce fut délicieusement interminable. Je la respirais à pleins poumons, me coulais contre elle, effleurais de ma joue la sienne…Elle me berçait et je sentis…

   — Bon ! Ça va ! fit Bernardin. Ça va !… On a pigé !

Comme si Bernardin pouvait piger quelque chose… L’autre était redescendu d’un coup quarante ans en arrière. Il avait retrouvé sur fond d’odeur d’encre et de craie la douce chaleur de juin, la grande lumière d’été, la peau douce et salée de Labrèze…

 

La femme au loup et l’homme aux loupes…

il y a 19 ans

Catherine et Thierry. Ils s’étaient rencontrés en première G3, à la rentrée 1977, dans un lycée technique du Pays de Bray. On les voyait toujours ensemble. Ils passaient les récrées à se lécher la trogne dans une salle bondée et aménagée pour les élèves où des trente-trois tours de Deep Purple, de Scorpions, de Tangerine Dream et de Yes tournaient inlassablement. Elle fumait des Camel, lui des Rothman rouges. En classe ils étaient fades et soumis mais ils s’étayaient l’un l’autre. Ils sont allés tant bien que mal jusqu’au baccalauréat, qu’ils ont eu au rattrapage avec le même nombre de points exactement. Elle a voulu faire une mauvaise école de commerce et s’est étalée. Lui a passé un concours et s’est retrouvé guichetier à la poste. Comme elle était mûre pour laver ses chaussettes ils se sont mariés. C’était en 1981. Ils sont partis en région parisienne et j’en ai profité pour les perdre de vue. L’autre soir j’ai revu Thierry à Questions pour un Champion. Il a grossi, il a des lunettes plus discrètes, mais il a perdu. J’ai cru comprendre qu’il n’était plus avec Catherine puisqu’il a passé le bonjour à sa « petite femme » Martine. Ça ne m’a d’ailleurs pas tellement étonné. C’était tout à fait le genre de type à changer sa Catherine pour une Martine.

 

Quand l’adulte erre – Gobelet n°3

il y a 19 ans

  C’était devenu une hantise la pause de dix heures trente. J’étais à peine installé dans la salle de repos que j’étais sûr de la voir se pointer. J’avais fini par renoncer à feinter car quoi que je fasse, que j’arrive un quart d’heure avant ou une demie heure après, elle m’y rejoignait toujours. Son œil triste, sa moue constante, ses épaules en accent circonflexe, pour peu que je m’y attarde une demie seconde, me filaient le bourdon. J’évitais son regard avec soin tandis qu’elle guettait le mien inlassablement. Nous n’échangions pratiquement rien. Je m’arrangeais pour clore toutes les conversations. Il y avait six mois que cette histoire pourtant s’était achevée. Du moins pour moi. Et quelle pauvre histoire… Quelques coucheries à l’arrache, très convenues, au bout  d’un baratin médiocre que j’avais déroulé avec la conviction d’un mauvais acteur de théâtre. Des banalités qui avaient pris toute la place dans son grand vide affectif. Après quelques orgasmes tièdes j’avais senti que le sujet était épuisé. Je lui avais dit avec douceur que notre aventure n’était pas viable mais elle n’avait pas voulu l’entendre. Elle m’avait un peu enquiquiné au téléphone mais elle était tombée une fois ou deux sur ma femme et n’avoir su que dire. Elle avait fini par tourner  sa rancœur contre elle-même.

  Un matin, je ne sais pas, pour jouer peut-être, avant d’aller en salle de pause je suis allé la chercher. Je lui ai dit que je voulais lui parler et j’ai pris plaisir à la voir se troubler. Elle m’a suivi et c’est moi qui ai mis les pièces dans la machine à café. Je lui ai tendu son gobelet bouillant. Nous ne nous sommes pas assis. J’ai pris un air inspiré, ne sachant trop ce que j’allais bien pouvoir raconter, puis c’est venu d’un  coup. Je lui ai dit que je voulais qu’elle soit la première informée du fait que j’allais demander à changer de service. Elle a soutenu mon regard, pour me jauger, comme font les héroïnes des feuilletons télés sud-américains. Elle avait un petit air comique. Elle a écrasé le gobelet avec son pouce pour souligner le dramatique de la situation. Elle a dit : « je comprends…oui… ce sera mieux pour nous deux… » Je me suis retenu de rire et ne sachant que faire j’ai repris sur le même ton « ce sera mieux…oui… » Et je l’ai plantée là-dessus pour dissimuler ma drôle de grimace.

  En passant devant le bureau de Nathalia je suis entré vite fait. Puisque je n’avais pas encore écoulé tout mon temps de pause je lui ai raconté l’anecdote. Je savais qu’elle allait apprécier car elle m’avait souvent taquiné sur les « yeux de crapaud mort d’amour » de mon ancienne conquête. Elle m’a mis un petit coup de poing sur le menton puis m’a caressé la joue. « toujours partant pour ce soir ? » m’a-t-elle demandé. Et je me suis entendu lui répondre « plus que jamais Nathalia, plus que jamais… »

 

Trois  petites histoires de gobelets…

Gobelet n°2

il y a 19 ans

Pour eux mon temps ne compte pas. La secrétaire m’a renvoyé à mon bureau et m’a signalé qu’elle me préviendrait de leur arrivée. Évidemment ils avaient trois quarts d’heure de retard. Ils ont toujours trois quarts d’heure de retard. J’ai relu mes notes, j’ai tortillé quelques trombones, j’ai pris connaissance des derniers mails. Je suis retourné aux toilettes. Enfin la secrétaire a appelé. J’ai pris plutôt les escaliers et j’ai vu qu’on avait changé le panneau du plan d’évacuation du bâtiment. Accréditation oblige. Elle m’a mené jusqu’au salon du directeur. Ils étaient là tous les trois et le gars de la DRH  avait par avance dégrafé son col. Son nœud de cravate était mesquin. Ils prenaient un café dans des tasses de porcelaine blanche. Un sucrier art déco contenait des petits pavés de sucre roux. J’ai déballé ma salade, motivé des créations de budgets pour des postes intermédiaires, suggéré des redéploiements. Tous les six mois on me fait le même coup. Tous les six mois, comme à d’autres, on me fait plancher sur des projets hautement hypothétiques. J’obtempère docilement et je leur ponds des écrits  comme on fait des cocktails ; avec une dose de ci, trois doses de ça et une pincée de trucmuche.… Ils m’ont écouté sans rien dire, assez distraitement d’ailleurs. A un moment le principal du département m’a demandé si je voulais moi aussi un café. J’ai dit oui parce que j’en avais terriblement envie. Il en a commandé un par téléphone à la secrétaire.

Elle l’a amené en moins d’une minute, sur un petit plateau, dans un gobelet, avec un sucre emballé et une cuiller en plastique.  Je l’ai bu rapidement et j’ai écrasé doucement le gobelet. Ils m’ont encore posé deux ou trois questions, celles précisément que j’attendais, puis ils m’ont remercié.

Quand je suis ressorti de là, j’avais à nouveau cette douleur à l’épaule qui sait si bien ruiner mes week-ends.

Gobelet…

il y a 19 ans

Poste à essence, vingt-trois heures, mauvais jus, long, non sucré, un euro cinquante. Deux essais. Le premier j’assiste, impuissant, au filet baveux qui s’écoule sur le flanc du gobelet qui s’est installé de traviole… En voulant le redresser je me brûle les doigts. A la caisse la fille ne discute pas et me suit sans un mot. Elle ouvre la bécane, recale les gobelets, met elle-même les deux pièces. Cette fois ça coule droit, ça crépite même un peu. C’est brun, c’est jaune, c’est crémeux.
Je siffle ce truc, qu’on ne peut décemment pas appeler un café, en regardant par la baie vitrée les voitures qui passent au loin sur l’autoroute. On est en décembre, Noël approche, je n’ai encore rien acheté pour gâter ceux qui me sont proches… J’écrase le gobelet doucement en faisant attention au craquement qu’il produit.  En retournant à la voiture je vois la douane sur le parking. Je n’ai rien à cacher mais je ne voudrais pas qu’ils fouillent la voiture, enfin pas ce soir… Non, surtout pas ce soir…

C’est lavabo, troisième porte, au fond du…

il y a 19 ans

Couloir, lavabo, tu voudrais que ça débouche sur quoi?

Ce soir je me souviens du "Play Blessures"
De la mansarde rue Jean-Jacques Rousseau
Du cosy-corner, du couvre-lit chenille jaune,
Des craven A  et des Gitanes fumées à la fenêtre
D’une paire de bottes Go-West à talons hauts
Des dessins de Jean Solé et de Gotlib dans Pilote,
De l’odeur du linoléum de la salle d’eau
De la première lecture de Pierrot mon ami
Et aussi de celles des Ritals et des Russkoff
De mon magnétophone à cassettes Telefunken en formica

Ce soir je m’autorise à penser au  "Play Blessures"
 car ma journée a été infiniment douce…

Jean Rustin…

il y a 20 ans


Certes, Jeannot l’a peint (le corps christique…) Euh pardon…

Des fois, je suis vache (hélas)… Voici ce que j’écrivais à une amie il y a quelques mois à propos de Jean Rustin… Je pense toujours la même chose. Pourtant il est évident qu’il est l’un des plus grands…

  J’ai beaucoup aimé Rustin. Je connais ce travail depuis très longtemps… Maintenant mon intérêt n’est plus aussi vif. Je n’ai rien contre l’obscène s’il est fondé, chez Rustin il est devenu systématique… il est à l’opposé du porno chic. Il en montre l’image inversée. Sa notoriété n’a pas joué en sa faveur. En surexposant cette œuvre, en la démultipliant, elle s’est banalisée pour finalement perdre sa charge subversive. Je préférais le temps où je le rangeais secrètement aux côtés de Molinier ou de Trouille, quand il était difficile d’en parler, quand l’évoquer supposait un effort… Maintenant il me semble que c’est fabriqué pour épater le bourgeois… Dans les années 80, ses toiles aux variations infinies provoquaient de la confusion, du trouble, de la hargne. Maintenant elles s’installent dans la répétition.

C’est une œuvre chronicisée, qui se ressasse, se vide. Vous me direz qu’il reste la peinture, magistrale mais sans surprise. Manet en peignant ses dernières fleurs (je parle de Manet car parfois l’on compare sa peinture à la sienne… faut pas être tout à fait au point…mais qu’importe…)  a su rester vif et foudroyant. Picasso, jusqu’au bout, s’est regardé en face (les derniers autoportraits dessinés, sublimes…) Le vieux Rustin, lui, n’est plus obsédé, ou obsédant, il est devenu obsessionnel… Dommage…